• L'étincelle (6 avril 1920)

    Horst enfila sa veste sous le regard inquisiteur de sa femme.
    Il sentait ses yeux posés sur sa nuque ; elle faisait ça souvent quand il était rentré, par sollicitude, par inquiétude. Elle guettait chaque tressaillement de son corps, chaque frisson qui transportait la douleur dans son corps.
    L'inquiétude était toujours là mais avait changé de qualité. Rose ne savait plus cacher son agacement devant les soucis qui s'accumulaient en une montagne qui deviendrait bientôt infranchissable.
    La pension de Horst, que lui versait l'armée depuis sa démobilisation ne suffisait pas à les faire vivre. Il avait les poches bourrées de marks mais il aurait tout aussi bien pu les bourrer de journal ! Ils ne valaient plus rien mais tout était devenu cher.
    Rose était maîtresse d'école et son traitement n'était pas beaucoup plus élevé. Heureusement qu'à sa mort son radin de père avait eu la bonne idée de lui léguer le petit appartement où ils vivaient désormais !
    - Il cherche un veilleur de nuit à l'usine Freier, tu devrais aller voir, lui suggéra Rose.
    - Jamais de la vie ! J'étais Meister chez eux et tu voudrais que j'aille mendier pour un poste de veilleur de nuit !
    - Il faudra bien trouver un travail car...
    La porte claqua, la laissant les bras ballants et les larmes aux yeux.

    Il pénétra dans la salle enfumée à l'arrière de la brasserie. Kurt était déjà là et l'attendait devant une bière. Horst se faufila entre les tables pour le rejoindre.
    - Assieds-toi Horst. je t'ai commandé une bière. Je suis heureux que tu sois venu. Tu verras ce que je te dis ! Cet homme est extraordinaire. Il a tout compris et s'il y en a un qui a des chances de ramener un peu d'ordre dans tout ce merdier, c'est bien lui. Et c'est un soldat, comme nous. Il ne laissera pas tomber.
    Horst plongea les lèvres dans la bière mousseuse qu'on venait de lui apporter et regarda autour de lui. Des hommes en sueur, rougis par la chaleur ou l'excitation, à moins que ce ne soit les deux, discutaient à voix forte
    - C'est ça ton nouveau parti ? Une belle bande de braillards, oui ! Des partis comme le tien, il doit y en avoir dix mille en Allemagne, ironisa Horst. Les sauveurs du monde se bousculent ces temps-ci.
    - Oui, mais tu verras, lui est différent. C'est un sacré bonhomme.

    Le silence se fit tout à coup, les conversations se firent mumures quand la porte de la salle s'ouvrit sur un homme que Horst jugea totalement insignifiant, aux cheveux gomminés et affublé d'une petite moustache ridicule dans ce visage mou. Tous les hommes présents se levèrent et saluèrent le nouvel arrivant, bras tendu, d'un sonore "Heil Hitler". L'homme salua à son tour, brièvement et alla s'assoir à une table avec d'autres membres éminents du NSDAP.
    Horst observa les visages tendus vers le nouvel arrivant et Kurt se pencha vers lui, admiratif : "C'est lui".
    Horst haussa les épaules. Il regarda à nouveau autour de lui : beaucoup d'hommes portaient une sorte d'uniforme, il en avait déjà entendu parler. C'étaient les fameux S.A., la garde rapprochée de l'homme à la petite moustache ridicule. Il y avait dans leur yeux quelque chose qu'Horst n'avait pas revue depuis certains assauts dans les tranchées, cette lueur folle qui dansait dans les yeux des soldats galvanisés par des chefs qui les poussaient, toujours plus loin, hors de leurs limites, la lueur folle de la peur, de la mort et de l'instinct de survie. Il était parti dans ses pensées quand soudain il sentit sa nuque s'électriser.

    "... Nous n’avons aucune intention d’être des antisémites sentimentaux désireux de susciter des pogroms mais nos cœurs sont remplis d’une détermination inexorable d’attaquer le mal à sa base et de l’extirper de sa racine à ses branches. Pour atteindre notre but, tous les moyens seront justifiés, même si nous devons nous allier avec le diable..."*

    L'homme était debout, chaque muscle de son cou tendu, les yeux lançant des éclairs.  Le débit était saccadé et l'accent autrichien, d'habitude un peu risible, ne faisait sourire personne. L'homme ponctuait chaque phrase d'un coup de poing sec, tel un coup de gonog. Horst ressentit à son tour l'énergie qui émanait de lui, un flux continu d'ondes qui l'envahissait, le submergeait.
    Celui que l'on appelait parfois par dérision "le Caporal autrichien" était un orateur hors pair, Horst devait bien l'admettre. Et cet homme, un certain Adolf Hitler, avait raison sur toute la ligne : si l'Allemagne en était là, c'était la faute de tous ces planqués, de ces Juifs qui spoliaient le peuple et faisait fortune sur le dos des humbles, comme lui et Rose.
    Kurt le regardait ; il avait noté le changement dans l'attitude même de son camarade. Et ils se sentirent frères comme jamais, même sous les pluies d'obus.
    Ce jour-là, Horst adhéra au NSDAP. Ce jour-là Horst sut, au plus profond de lui, que l'Allemagne allait enfin faire de grandes choses, dont le monde se souviendrait et qu'il allait entrer dans l'Histoire au côté de cet homme.

    (*) Hitler, Sämtliche Aufzeichnungen 1905-1924, op. cit., doc. 91, cité par Peter Longerich, The Unwritten Order. Hitler's Role in the Final Solution, Tempus, 2001, p. 21.

    Hitler à la Hofbräuhaus Munich 1923


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  • Commentaires

    1
    Lundi 24 Mai 2010 à 15:06
    Et de là est née une des horreurs les plus indescriptible. Ce n'est même pas imaginable. Mais comment peut-ont ? ... Je ne sais pas. Je suis dépassée. J'ai lu jusqu'au bout le livre "le tunel", je l'ai fermé plusieurs fois ce livre, tellement c'est insoutenable. Et je le réouvrais, parce qu'il faut savoir !!!! Et prendre conscience, et se dire PLUS JAMAIS CA !!!!
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